Bonnes feuilles

IX. Les Wobblies contre les « pilotes du ciel » — Chapitre 2

L’implication de l’Église mormone dans l’affaire Hill

Le Comité de défense de Joe Hill et tous ses soutiens IWW, anarchistes et socialistes plaçaient l’Église mormone parmi les responsables du coup monté contre Hill, aux côtés des patrons du cuivre, de la police, du tribunal, du gouverneur Spry et de toutes les autorités de l’État de l’Utah. Les auteurs postérieurs ont généralement adopté le même point de vue. John Dos Passos, par exemple, se montre sarcastique dans son roman Nineteen Nineteen en 1931 :

L’ange Moroni n’aimait pas les militants ouvriers. [...] L’ange Moroni inspira aux cœurs mormons de décider que c’était Joe Hill qui descendit un épicier appelé Morrison.
[Op. cit., p. 456-457]

Des décennies plus tard, Phil Ochs chantera :

Oh, Utah justice can be had
But not for a union man [1].

Les tentatives de dissocier la hiérarchie mormone des autres forces anti-IWW (et donc anti-Joe Hill) sont des plus rares : un article de Vernon Jensen en 1951 et la biographie de Gibbs Smith en 1969 sont les plus sérieuses. Jensen et Smith, tous deux de confession mormone, s’efforcèrent de laver leur Église de toute implication dans le meurtre judiciaire de Joe Hill. Ils explorèrent donc comme aucun autre chercheur la dimension religieuse de l’affaire, et mirent au jour certains faits d’un grand intérêt. Jensen précisa par exemple que les principaux officiels de l’Utah impliqués — dont le juge Ritchie, l’avocat général Leatherwood et trois membres de la Cour suprême — n’étaient pas mormons et que la moitié du jury ne l’était pas plus [V. Jensen, « The Legend of Joe Hill », Industrial & Labor Relations, avril 1951, p. 365]. Smith, reprenant et complétant par lui-même les observations et déductions de Jensen, démontra de façon claire et convaincante que l’Église mormone, en tant qu’organisation, n’était impliquée « d’aucune manière directe » dans l’affaire, et ne faisait pas partie d’une « conspiration organisée » [G. Smith, Joe Hill, 1969, p. 130-131].

Smith reconnaît cependant que ses découvertes, comme celles de Jensen, ne sauraient absoudre l’Église mormone de toutes ses responsabilités dans l’affaire. « Indéniablement, concède Smith, il existait à cette époque en Utah un sentiment hostile à l’IWW et à Joe Hill, qui s’intensifia pendant les mois précédant l’exécution » [Ibid., p. 129]. L’Église mormone, « institution la plus puissante en Utah et clairement partie prenante dans la structure d’État » [Ibid., p. 130], selon ses propres termes, ne pouvait être étrangère à ce sentiment.

Cela dit, les conclusions de Smith ne diffèrent pas essentiellement du point de vue exprimé par O. N. Hilton, l’avocat de Hill en appel, au cours des funérailles du barde wobbly à Chicago. Selon Hilton, l’hostilité des autorités de l’Utah envers Hill ne devait rien à une quelconque « intervention directe » personnelle, mais reflétait « l’impalpable, indéfinissable, mais toujours apparente et dominante crainte de l’Église mormone » [Philip S. Foner, History of the Labor Movement in the U.S.: The Industrial Workers of the World 1905-1917, 1965, p. 99].

Comme l’exprimera Smith lui-même : « Dire qu’il n’y a aucune preuve d’un complot direct contre Hill ne veut pas dire que la population de l’Utah, ses autorités en particulier, sont irréprochables dans le cours pris par l’affaire. » Et de reconnaître des « signes » selon lesquels « certains officiels de l’Utah — dont le rôle devait être de garantir un jugement équitable à Joe Hill alors que l’opinion s’était tournée contre lui — avaient en réalité pris le parti d’aggraver cette situation » [G. Smith, op. cit., p. 131].

Tout indique que cela était vrai non seulement des officiels d’État, mais aussi des officiels de l’Église mormone. Le Deseret Evening News, organe officiel de la hiérarchie mormone, dénonçait sans relâche Hill et son syndicat dans des articles violents et mensongers. En contribuant à créer un climat de haine, la hiérarchie de l’Église mormone facilitait le meurtre légal de Joe Hill.

Beaucoup d’observateurs attentifs de Salt Lake City à l’époque étaient convaincus qu’un procès « juste » était impossible pour un membre de l’IWW, au moins en partie à cause de l’Église mormone. L’archevêque de Salt Lake City, Paul Jones, souligna le fait « bien connu mais rarement mentionné » que « la politique, la finance et l’institution religieuse forment en Utah une puissante trinité qui touche pratiquement l’ensemble des questions du domaine public » [P. S. Foner, The Case of Joe Hill, 1965, p. 104].

C’est ce que pensait aussi le Comité de défense :

Nous sommes certains que si l’affaire Hill pouvait être traitée hors de l’État de l’Utah, devant un juge et un jury impartiaux, ce jury l’acquitterait avant même de délibérer. Ça peut paraître une forfanterie, mais tous les fellow workers qui ont assisté aux audiences du tribunal et de la Cour suprême savent bien qu’il n’y a rien contre Hill. Certains témoignages à charge étaient si ridicules qu’ils provoquèrent des rires et obligèrent le juge à menacer de faire évacuer la salle pour ramener le calme.
[Ed Rowan et al., « Save Joe Hill », International Socialist Review, août 1915, p. 126]

Dans une lettre à un ami, Virginia Snow Stephen demandait :

Crois-tu que la justice existe pour une pauvre ouvrière d’usine, ou pour une autre personne sous-payée dans un autre emploi ? Si tu savais et avais vu de tes yeux ici, à Salt Lake City, ce que j’ai vu de mes propres yeux, tu changerais d’avis.
[G. Smith, Joe Hill, 1969, p. 90]

La féministe Theodora Pollock était encore plus claire. L’IWW, rapportait-elle,

[...] s’était mis au travail dans la Utah Construction Company, qui est pratiquement une filiale financière — très puissante — de l’Église mormone, et lutta donc pour la liberté d’expression dans les rues de Salt Lake City. [...] C’est cette communauté qui composait le jury [...] et qui décida de la mort de Hillstrom.
[P. S. Foner, The Case of Joe Hill, 1965, p. 73]

Pollock estimait en outre que « le conservatisme d’airain et les a priori contre l’appartenance [de Hill] au mouvement ouvrier étaient tels en Utah que même de sérieux opposants à la peine de mort se refusaient à demander la commutation de la peine » [G. Smith, Joe Hill, 1969, p. 129]. Sa propre expérience l’amenait inéluctablement à la conclusion que le « sentiment » hostile contre l’IWW était tel qu’il « rendait impossible un procès juste pour Hillstrom à Salt Lake City » [Ibid.].

Dans un tel contexte, garder le silence revenait à favoriser l’hystérie persécutrice. Smith ne cite aucun mormon influent qui ait pris la défense de Hill, ou dénoncé les activités criminelles d’Axel Steele, ou protesté contre l’exclusion de Virginia Snow Stephen de l’université pour être intervenue en faveur de Hill. Encore plus étonnant, il ignore l’opposition considérable de simples mormons au meurtre légal de Hill. Bien que le gouverneur Spry ne l’ait jamais admis publiquement, il se plaignit en privé aux évêques mormons d’avoir reçu des pétitions signées par l’ensemble des paroissiens de certaines églises mormones, ainsi que des centaines de protestations individuelles, réclamant la liberté ou du moins un nouveau procès pour le barde wobbly [Z. Modesto, « The Death of Joe Hill », Mainstream, septembre 1962, p. 9 [2]].

Dans ses efforts pour dédouaner l’Église mormone dans l’affaire Hill, Smith aurait été bien avisé de se pencher sur cette fronde au sein même de l’Église. Au lieu de cela, il avança curieusement que le fait que la révision de l’affaire par le Comité des amis de Joe Hill, publiée dans l’Industrial Worker en 1948, ne mentionne pas la complicité de l’Église était « la meilleure preuve que l’Église mormone n’était pas impliquée ». Argument qui n’est, de toute façon, pas recevable. Des wobblies faisaient partie de cette association ad hoc et y étaient même sans doute majoritaires, mais le Comité des amis de Joe Hill comprenait aussi d’autres participants : des socialistes, des anarchistes, des syndicalistes corporatifs et des libéraux. L’association ne représentait pas l’IWW, pas plus qu’elle ne parlait en son nom. En outre, elle s’était exclusivement constituée pour réfuter une nouvelle fois, point par point, les charges retenues contre Hill, que Wallace Stegner avait reprises à son compte dans son article calomnieux du New Republic. La question de l’implication de l’Église mormone était hors sujet.

En outre, que la déclaration du Comité ne mentionne jamais, d’une manière ou d’une autre, l’Église mormone est sans doute imputable à Fred Thompson, membre très influent du Comité des amis de Joe Hill et un des principaux rédacteurs du document. Contrairement à la plupart des wobs de sa génération, le fellow worker Thompson faisait preuve d’une grande retenue sur tout ce qui touchait aux questions religieuses et évitait toute polémique sur le sujet. Pas plus sa brochure Joe Hill, parue en 1971, que sa révision en 1979 n’évoquent l’implication mormone dans l’affaire Hill.

D’autres vieux wobblies, comme Richard Brazier, avaient plus de mal à pardonner et oublier. Dans une lettre à Thompson, datée du 18 juillet 1967, le fellow worker Brazier écrivait ceci :

Il n’y a pas l’ombre d’un doute que l’Église mormone a joué un rôle majeur pour envoyer Joe Hill à la mort. En ce sens, il serait bon de rappeler — très peu l’ont fait — que cette même Église mormone joua un rôle majeur dans la condamnation de plus de cent wobblies à de longues et pénibles années d’emprisonnement à Leavenworth [à l’issue du procès de 1918 à Chicago]. [...] Dans ce procès, le procureur spécial, nommé par le gouvernement, fut le plus sauvage et implacable des accusateurs qu’il ait pu trouver. Qu’il fût avocat du trust du cuivre et lié à ses intérêts en Utah suffisait à le disqualifier — au lieu de cela, il fut promu procureur spécial. [...] Oui, M. Nebecker était l’homme idéal pour servir les desseins du gouvernement. Nebecker était un membre important de l’Église mormone et opérait sans doute avec son entière bénédiction.

En tout cas, après 1948, les articles sur Hill dans la presse wobbly (ceux de Thompson exceptés) feraient plus souvent allusion aux compromissions de l’Église dans l’affaire. Dans un entretien réalisé en 1980, le fellow worker Joe Murphy affirmait sans ambages : « Joe Hill a été assassiné pour avoir milité contre l’Église mormone dans l’industrie du bâtiment de l’Utah » [S. Bird et al., Solidarity Forever, 1985, p. 53].

Les historiens suédois sont aussi catégoriques. Ingvar Söderstrom, par exemple, considère que l’Église mormone était « lourdement impliquée » dans l’affaire Hill, au moins « en coulisses » [lettre à l’auteur, 5 février 2002].

Curieusement, Joe Hill n’évoque jamais l’Église mormone dans les lettres qui nous restent de lui. Sa seule allusion aux mormons figure dans le récit fait par Gurley Flynn d’une brève visite qu’elle rendit au poète à la prison de Salt Lake City. Alors que les deux wobblies se disaient au revoir, Flynn semblait découragée. Pour la rasséréner, Hill plaisanta sur un vieil homme marchant dehors sur la pelouse : « Il a de la chance, Gurley. C’est un mormon, il a deux femmes et je n’en ai même pas encore une seule ! » [E. G. Flynn, The Rebel Girl, 1973, p. 193].

Ce trait tendre et léger, assez proche de la badinerie sentimentale — avec sans doute une touche de mélancolie, mais sans une once de rancœur — reflète bien la personnalité de Hill. Il montre en outre que le barde wobbly, comme l’IWW dans son ensemble, n’avait aucun a priori contre les mormons.

Hill et son syndicat rejetaient en fait toute forme de bigoterie. Les IWW critiquaient l’Église mormone comme ils critiquaient toute religion organisée, non par intolérance ou parce qu’ils s’opposaient à telle cérémonie ou tel article de foi. Leur critique — toujours tournée contre la hiérarchie religieuse, jamais contre des individus — se fondait sur le fait que toutes les institutions religieuses soutenaient cette horreur infernale appelée capitalisme.

Ils savaient, pour connaître les paroles de John Golden and the Lawrence Strike de Joe Hill, que « les prêtres, les flics et les rois du fric travaillent main dans la main ».


Notes

[11 Oh, en Utah on peut rendre justice / Mais pas pour un syndicaliste.

[2Zapata Modesto (Barry Arlen Nichols) ne donne malheureusement pas la source de cette information.