Bonnes feuilles

XV. Contre-culture wobbly et surréalisme vernaculaire – Chapitre 4

Laura Tanne : des semelles de vent pour sortir des ténèbres

Laura Tanne tient une place remarquable dans la poésie IWW, et représente à tout point de vue une des plus belles voix du syndicat. Son imagination sauvage, merveilleuse et enchanteresse, son humour noir prolétarien amer et bouillonnant la distinguent de tous les autres poètes américains de son temps — hors ou à l’intérieur du Grand Syndicat Unique.

Malheureusement, on ne sait rien de ce poète véritablement extraordinaire. Comparée à Laura Tanne, la documentation biographique sur Joe Hill est immense. Je n’ai retrouvé son nom dans aucun ouvrage consacré aux IWW, ni aucun mémoire de wobbly. Aucun des vieux routards que j’ai pu rencontrer ou avec lesquels j’ai correspondu ne se souvenait d’elle. Une annonce à ce sujet passée dans l’Industrial Worker il y a des années est restée sans réponse. En regard de l’importance de sa poésie, le mur de silence autour de sa personne semble aussi insultant qu’inexplicable.

Fred Thompson m’avait fourni une seule petite piste. Bien qu’il ne l’ait jamais rencontrée, à la consonance de son nom il était presque convaincu que Tanne était d’origine finlandaise. Dans la mesure où les finlandais constituaient un des groupes les plus importants du syndicat, ce « pressentiment » n’est pas d’une grande aide mais fournit un bon point de départ. Une recherche systématique dans les publications IWW en finlandais fera peut être un jour surgir une information sur Laura Tanne, et si quelque lecteur de ce livre souhaitait entreprendre une telle tâche, j’espère qu’il me le ferait savoir.

D’ici là, à part ses poèmes, tout ce qu’on connait de Laura Tanne se résume à presque rien. La réputation de wobbly de Giovannitti était largement répandue et durable, bien que son appartenance réelle au syndicat fut relativement brève. En ce qui concerne Laura Tanne, on ne peut dire avec certitude si elle fut jamais membre, bien que ce soit probable. Un de ses poèmes s’adresse à « nos hommes — les wobblies » et un autre fait allusion à la plus connue des chansons de Joe Hill, évoquant les « masses incorrigibles » qui

scoff at queens
in democratic jeans
For they’ve lost all fears
of gods and peers
With heads held high
They want their pie
on earth [1]

Peu importe au fond qu’elle ait adhéré ou non. Beaucoup de militants IWW n’étaient pas membres — parce que retraités, immigrés redoutant l’expulsion ou veuves et mères prenant soin de leurs enfants, ou petits commerçants, ou pour bien d’autres raisons. Si l’histoire de l’IWW se limitait à l’activité de ses membres à jour de leur cotisation, les livres sur le sujet seraient beaucoup plus maigres.

Tanne, en tout cas, participa activement à la culture IWW par sa poésie. Entre 1924 et 1927 elle publia vingt trois poèmes dans l’Industrial Pioneer, et peut-être d’autres dans les pages de Solidarity ou de l’Industrial Worker. Elle publia également des poèmes et une courte nouvelle dans le magazine de W. E. B. Du Bois, The Crisis. Elle ne semble avoir publié aucun livre, et ne figure dans aucune anthologie de « gauche ».

Heureusement, les éditeurs IWW étaient assez clairvoyants pour publier sa poésie. Un jour viendra où l’on entendra dire : « ces wobblies en savaient plus sur la poésie que nous le pensions — après tout, ils furent les premiers à éditer Laura Tanne ! »

Dans la création d’images scandaleuses, prescientes, surréalistes, Tanne surpasse tous les autres poètes IWW. Elle n’a en réalité que peu de rivaux en la matière, que ce soit à l’intérieur ou hors de l’IWW. En comparaison, en matière d’imaginaire, la plupart de la poésie d’« avant-garde » U.-S. de son temps paraît terne. Admirablement libre de toute posture littéraire, ses épithètes improbables et verbes inattendus jettent des flashs lumineux sur le langage ordinaire. Le résultat est une beauté simple et irrésistible, comme lorsqu’elle nous laisse voir dans Vigil

moonrays scrawl across the sky [2]
ou décrit une serveuse (Economics) :
I saw a shower
Of blossoms fall
From her orchard
Of smiles [3]
Pendant une grève dans les forêts du Nord-Ouest (Strike), on se retrouve soudain devant
a wall of knitted wind and ice [4]
Dans Gary Rides Swiftly, surgissent des
steel towns
which have no sun-yellow handkerchief
for the wind to blow into [5]

D’autres images encore révèlent l’humour de haute volée de Tanne, comme lorsqu’elle décrit (Version) une

factory where sausages form a skyline of profit [6]
ou qu’elle nous informe dans The Loot que
A bundle of wind will blow God’s underwear
All over the blue grass [7]

Un tiers de ses poèmes se consacre au « travail de femmes ». Le mélange merveilleux de Tanne fait de féminisme, d’humour noir et de l’attention toute wobblie portée au point de production est explosif. Ces poèmes ne sont pas seulement dénués de tout sentimentalisme, ils tournent sans pitié vers le grotesque. Voici les premiers vers de Waitress

It’s funny —
I can’t seem to remember anything
Except 50-cent checks and customers
Who give a smile
On the silver plattie of their belly-full nature.
I can’t seem to remember anything
Except omelettes and torrents of sweat and dishwashers [8]
Et ces quelques vers de Restaurant :
The rats scurry over the dishes.
The cockroaches play tag in the bread jar.
Nice designs of grime embroider the greasy soup.
And inside the liquid
Scraps of meat and potatoes float questioningly :
“Why did that chemist commit suicide ?” [9]

Tanne ne sombre cependant jamais dans le désespoir. Elle pouvait pressentir la formation d’une nouvelle société dans les plus petites actions ouvrières sur les plus petits boulots. Dans un poème dont le titre est un point d’interrogation, elle parle de vendeuses

running to the movies […]
Giggling, gaudy, gum-chewing, rouge-lipped. […]
sending thought-webs
of kisses in the dark for the cinema hero. [10]
mais plus tard dans le même poème, elle nous montre ces mêmes filles
With sleepy pale lights in their night before eyes,
With lingering patches of powder-snow on their cheeks,
[…] seriously calculate chances of winning
A fight against a 10 per cent cut in wages [11]

Boss, le meilleur, le plus noir et amer des poèmes de Tanne — et un triomphe du surréalisme féminin wobbly — n’est pas seulement un poème sur le travail des femmes, mais aussi un poème de vengeance. Le voici dans son intégralité :

He is a decaying pumpkin in a rosy field.
Of redwood is the elegant office
 
And round and yellow his senile head.
Prime and straight I sit taking dictation.
My hair lies in dark, peaceful folds,
My fingernails cut in pink foreigness to grime.
“Yes, sir.” “No, sir.” inhabit my speech.
But yet I am one of the masses
A black vicious beetle
Which will someday infect
The black cancer of class war
Into the rosy field of the office
To suck and destroy the essence of decrepit pumpkins. [12]

Une partie de la force de Boss réside dans la juxtaposition de « He » et de « I ». Deux autres usages de la première personne dans ses poèmes nous en apprennent un peu plus sur Laura Tanne elle-même. Jusqu’à ce qu’un chercheur chanceux ou persévérant ne découvre d’autres informations sur elle, ces modestes fragments représentent ce qui s’approche le plus d’un auto-portrait :

My thought are smoky and grimy,
They are garbed in red and black ;
They speak blasphemy and feel a strange, fine hate. [13]
(Growth)
I too have become an Incorrigible —
A vagabond-thief of yellow mornings
Running on swift feet out of the darkness [14]
(Vagabonds)

Walt Whitman, dans sa préface de 1855 à ses Feuilles d’Herbe (Leaves of Grass), appelait des poèmes qui « exaltent les esclaves et terrifient les despotes ». Hélas, les esclaves-salariés du monde entier ont toujours autant besoin de tels poèmes. Comme Laura Tanne elle-même le dit dans Two Who Ride Forward :

Little red sprigs for hope
Spring from their words. [15]

Notes

[1se moquent des reines / en jeans démocratique / Parce qu’ils n’ont plus peur / des dieux et des nobles / La tête haute / Ils veulent leur part / sur la terre

[2un clair de lune gribouillant le ciel

[3Je vis une douche / De fleurs tomber / De son verger / De sourires

[4un mur de vent et de glace tricotés

[5villes d’acier / qui n’ont aucun mouchoir jaune soleil / pour le gonfler de vent

[6usine où les saucisses forment un horizon de bénéfice

[7Une bourrasque de vent éparpillera les sous-vêtements de Dieu / Par dessus les jachères

[8C’est drôle — / Il semble que je sois incapable de me souvenir / D’autre chose que de notes de 50 centimes et de clients / Donnant un sourire / Sur le plateau d’argent de leur nature généreuse. / Il semble que je sois incapable de me souvenir / D’autre chose que d’omelettes et des torrents de sueur et d’eau de vaisselle.

[9Débandade de rats sur les assiettes. / Les cafards jouent au chat dans la corbeille à pain. / Superbes dessins de crasse brodant la surface de la soupe graisseuse. / Et dans le liquide / Des bouts de viande et de patates flottent pensifs : / « Pourquoi le chimiste s’est-il suicidé ? »

[10courant au cinéma […] Hurlantes, bariolées, mâchonnant du chewing-gum, rouge aux lèvres. […] envoyant au héros dans le noir des toiles de baisers en pensée.

[11Une lumière pâle et somnolente dans leurs yeux d’avant la nuit, / Avec des cache-misère en flocons persistants sur les joues, / […] calculer sérieusement les chances de remporter / La lutte contre l’amputation des salaires de 10 pour cent

[12Une citrouille pourrissant sur du terreau. / En séquoia l’élégant bureau / Et ronde et jaune sa tête gâteuse. / Prête et droite je m’assois pour prendre la dictée. / Mes cheveux gisent en noirs et paisibles plis, / Mes ongles tranchent un rose étranger dans la crasse. / “Oui, monsieur” “Non, monsieur” habitent mon langage. / Mais pourtant je fais partie de la masse / Un noir et vicieux coléoptère / Qui fera proliférer un jour / Le noir cancer de la lutte des classes / Sur le terreau du bureau / Pour sucer et détruire l’essence des citrouilles pourries.

[13Mes pensées sont brumeuses et crasseuses, / Elles s’habillent de rouge et de noir ; / Elle blasphèment et sentent une étrange et bonne haine.

[14Je suis moi aussi devenue une Incorrigible — / Un vagabond-voleur des matins jaunes / Courant sur des semelles de vent hors des ténèbres

[15De petits bourgeons rouges d’espoir / Eclatent dans leurs mots.