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L’horreur judiciaire — Chapitre 4

Veillée d’armes, escarmouches et embuscades

Le 7 mars, Hill se présente pour la lecture de l’acte d’accusation en compagnie de deux avocats, qu’il n’avait pourtant pas sollicités et qui ne lui ont semble-t-il pas plus été adressés par ses amis ou son syndicat. Ernest D. MacDougall, jeune avocat du Wyoming de passage à Salt Lake, intéressé par l’affaire, lui proposa en effet ses services à titre gracieux dans les jours qui suivirent l’audience préliminaire. Joe Hill accepta l’offre « en parfaite adéquation avec [son] portefeuille », sans plus de considération. MacDougall s’associa par la suite à Frank B. Scott, un avocat local bien établi au civil mais inexpérimenté au pénal. Tous deux sont socialistes [1]. Joe Hill déclare à l’issue de l’audience son intention de plaider non coupable et de se défendre sans pouvoir recourir à un alibi « compromettant l’honneur d’une femme ».

S’il ne s’en doutait pas encore, ses différents visiteurs n’ont pas manqué de lui rapporter l’atmosphère nauséabonde autour de son affaire. La défense dépose le 25 mars une « longue et détaillée » requête en dépaysement, invoquant l’hostilité des institutions et de la presse pour demander le renvoi du procès vers un autre tribunal. Après de multiples reports de son examen, le recours sera finalement abandonné deux mois plus tard, sans raison particulière identifiable. Il devait cependant être instruit par le propre magistrat en charge du procès et n’avait sans doute aucune chance d’aboutir. Entre-temps, la date du procès sera fixée au 15 juin et Joe Hill devra se résoudre à la divulgation de son affaire et au soutien de son syndicat.

Le 18 avril, l’hebdomadaire IWW Solidarity relaie en effet en page intérieure un appel envoyé une dizaine de jours plus tôt de San Francisco. Le soutien s’est organisé là-bas, à l’insu du premier intéressé, autour d’amis de Joe Hill initialement contactés à titre individuel pour trouver de quoi payer un bon avocat. Aussi fauchés que lui et pour la plupart membres ou sympathisants IWW, les amis du poète wobbly se sont tournés vers le syndicat. Leur appel adressé à Solidarity est signé de ce premier Comité de défense constitué.

Joe Hill y est considéré comme la victime d’un coup monté judiciaire, en tant que militant IWW, dans le contexte de répression du syndicat en Utah [2]. Tous les wobblies « convaincus que ce serait une lourde perte pour le mouvement si les maîtres de l’Utah parvenaient à l’envoyer à la potence » sont appelés à la rescousse, en particulier par l’intermédiaire du petit livret de chants IWW. Chaque reprise d’une chanson de Joe Hill sera l’occasion d’évoquer l’affaire. Des exemplaires du Little Red Song Book peuvent être commandés à cet effet au Comité de défense à San Francisco, à l’adresse du local IWW, les autres contributions devant être envoyées à la section de Salt Lake. Deux cent dollars seront récoltés en un mois, environ six mille dollars actuels, une somme considérable pour un ouvrier.

Le 23 mai, jour de l’abandon de la requête en dépaysement, Solidarity donne à la une un court texte d’explications d’Ed Rowan, daté du 10 mai, en réponse à de nombreuses sollicitations sur l’affaire : « J’avais récemment envoyé un appel à soutien privé aux amis de Joe Hill sur la côte, maintenant qu’un appel public a été lancé je vous transmets toutes les informations disponibles et fournies par ses avocats. » Après avoir récapitulé les faits, ceux-ci assurent dans leur lettre jointe que « Joe Hill ne voulait pas mêler les IWW à cette affaire, c’est la presse qui l’a fait ». Et d’enfoncer le clou : « qu’il soit un IWW et donc coupable est le principal argument de l’État contre Joe Hill ». L’International Socialist Review, revue mensuelle de la gauche radicale étasunienne, prend le relais dans le même sens à plus large audience en brèves dans son édition de juin.

Hill tente de son côté d’apporter un élément matériel à sa décharge. Le 6 juin, il se fait conduire chez le prêteur sur gage qui lui fournit son pistolet d’occasion. La vente et la somme encaissée figurent bien sur le registre, à la date du 15 décembre 1913, mais pas le calibre ni la marque de l’arme. Le propriétaire de l’établissement, en déplacement à Chicago, répondra par retour de télégramme : « Me souviens vendu Luger cette date. Un problème ? » Assez répandu en 7,65, le Luger peut déjà se trouver chambré en 9 mm. D’après le Tribune, Joe Hill, « affecté par cet échec », affirme cependant pouvoir démontrer que son pistolet était d’un calibre inférieur à celui des automatiques utilisés pour le crime.

Avancé au 9 juin, le procès débute finalement le 10 en fin de matinée, à la troisième cour de district du comté de Salt Lake, par la sélection du jury. Cette première journée est infructueuse et, dès le lendemain, le juge Morris L. Ritchie s’impatiente des « subtilités métaphysiques » dans l’examen de l’impartialité des jurés potentiels par la défense, épuisant le panel initial. Parmi les trois jurés désignés ce jour là, Joseph Kimball, vénérable notable mormon, est membre du conseil d’administration d’une auguste association patriotique où siège également un certain juge Ritchie. D’après Joe Hill, Ritchie aurait lui-même retenu ces jurés qui en finissaient avec une autre affaire et ne figuraient dans aucun panel. Les avocats de la défense, pourtant scrupuleux, ne mouftent pas. Le douzième et dernier membre du jury prête serment le mercredi matin 17 juin, au bout d’une interminable procédure de sélection que Ritchie aura lui-même qualifiée d’« absurde » et de « viciée ».

Le juge Morris L. Ritchie et le procureur Elmer O. Leatherwood

Futur député en campagne coudoyant le juge Ritchie à l’Alta club — cercle privé du gratin institutionnel, politique et industriel en Utah —, le procureur Elmer O. Leatherwood ouvre le bal dans l’après-midi. Sa démonstration, précise-t-il, ne s’appuiera pas sur des preuves directes mais sur des éléments circonstanciels, un faisceau d’indices concourant à établir la culpabilité. L’État s’efforcera ainsi de démontrer au cours du procès que l’accusé est « le plus grand » de deux hommes aperçus juste avant les meurtres ; qu’Arling Morrison riposta et blessa un des tueurs dans l’épicerie avant d’être abattu ; que « le plus grand » des assaillants, ressemblant à l’accusé, se plaignait en s’enfuyant d’avoir été touché ; que l’accusé fut soigné pour une blessure par balle, dont il refuse d’expliquer l’origine, peu après les meurtres ; qu’il était alors en possession d’une arme dont il se débarrassa plus tard.

MacDougall annonce plus brièvement pour la défense pouvoir démontrer que l’accusé ne peut pas être l’assassin de Morrison et que, contrairement à ce qu’affirme déjà l’accusation, la raison de sa blessure par balle était connue. L’avocat n’indique pas, relève la presse, si la femme impliquée dans l’alibi de Joe Hill serait appelée à témoigner.

Puis l’accusation reprend la main : exposition des pièces à conviction et comparution des témoins à charge vont se succéder pendant quatre jours. Comme pour l’audience préliminaire et la sélection des jurés, il ne reste de ces séances que les comptes-rendus dans la presse et les citations ultérieures dans les recours. Le volume des retranscriptions correspondantes sera porté manquant dans les années 1940. Les copies envoyées au siège de l’IWW à Chicago disparaitront avec les archives du syndicat au cours de sa répression en 1917.

Pour l’instant, la journée touche à sa fin. Un topographe du comté vient présenter des plans de l’épicerie et du quartier, un officier de police résume les conclusions, en son absence, du médecin légiste ayant examiné les corps des victimes et le juge lève l’audience.

Le lendemain, d’autres policiers authentifient à leur tour des pièces à conviction : deux bandanas rouges comparables, découverts l’un vers l’épicerie et l’autre, à Murray, dans la pièce où Joe Hill était alité ; les affaires ensanglantées portées par l’accusé le 10 janvier ; le revolver de John Morrison, un Colt 9 mm de l’armée, accompagné de cinq cartouches et une douille vide extraites du barillet — indice qui semble n’avoir jamais été produit ni mentionné auparavant. L’inspecteur Cleveland déclare s’être fait remettre l’arme à son arrivée sur les lieux, une demi-heure à trois quarts d’heure après les faits, et affirme qu’elle sentait encore la poudre, « odeur subsistant peu de temps après le tir ». La défense interroge un des policiers sur l’origine des traces de sang découvertes dans la ruelle au sud de la boutique et l’attribue à la blessure du chien. Le procureur réplique qu’un expert cité plus tard démontrerait autre chose.

Le procès entre dans le vif du sujet au cœur de la journée avec la comparution du témoin principal de l’accusation. Merlin Morrison aurait fait un récit de la soirée du 10 janvier assez différent de ses déclarations précédentes, dans lesquelles il semblait avoir tout vu — les deux assassinats et la riposte de son frère. Il explique à présent que, recroquevillé au fond de la boutique dès l’irruption des braqueurs hurlant « maintenant on te tient ! », il entendit un premier coup de feu et aurait ensuite aperçu « le plus grand » des deux tueurs tirer sur son père, mais ignore d’où et sur qui furent tirés les « cinq à six autres » coups de feu. Il n’aurait pas vu s’enfuir les assaillants. Toute la scène n’aurait pas duré une minute. Après le départ des meurtriers, le garçon constata la mort de son frère gisant au sol, le revolver au bout des doigts. Il avait vu son père le charger juste avant l’irruption des tueurs. Il ramassa l’arme, qu’il confierait plus tard à M. Mahan, et tenta de déplacer le corps. Son père agonisait.

Interrogé par le procureur, Merlin reconnait une morphologie comparable de Joe Hill avec l’homme qui tira sur son père. Le juge rejette au passage les nombreuses objections de la défense, des « chamailleries », aux questions orientées de l’accusation. Selon les journaux, l’accusé, qui parait ébranlé, ne cesse de consulter et d’annoter des documents. Après la pause de midi, MacDougall tente d’opposer au témoin ses déclarations contradictoires à l’audience préliminaire, mais se ravise après objection du procureur et se borne à faire « calmement » récapituler son témoignage à Merlin Morrison. Le Deseret titrera que, tout en attestant une ressemblance avec un des braqueurs, le garçon « n’a pas pu identifier Hillstrom ».

Portfolio

Salt Lake City, prison du comté (vers 1910)
Salt Lake City, prison du comté (vers 1910)
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Salt Lake City — Hôtel de ville et du comté, Palais de justice
Salt Lake City — Hôtel de ville et du comté, Palais de justice
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Notes

[1Scott fut président du Parti en Utah et accueillit à ce titre Eugene Debs en meeting en 1908. Comme tout avocat qui se respecte aux États-Unis, il passe par ailleurs régulièrement de l’autre côté du box pour diverses embrouilles financières.

[2Le texte avance même que Joe Hill aurait été « actif parmi les esclaves du district de Salt Lake à la Copper company et à la Utah construction company notoirement affiliées à l’Église mormone ». Or Joe Hill se trouvait en prison pour vagabondage à San Pedro pendant la grève de Tucker et il ne passa que cinq mois en Utah avant son arrestation, dont trois à la mine d’argent de Park City. Il n’est pas impossible qu’il soit passé dans la région auparavant, mais il n’en reste aucune trace.

Sources
  • Livres
    • William M. Adler, The Man who Never Died, Bloomsbury, New York, 2011
    • Henry Campbell Black, Law Dictionary, 2nd edition, West Publishing Company, 1910
    • Alexis Buss, Philip S. Foner, The Letters of Joe Hill, Haymarket Books, Chicago, 2015 (Letters)
    • Frank Esshom, Pioneers And Prominent Men Of Utah,
      Utah Pioneers Book Publishing Company, Salt Lake City, 1913
    • Flynn, Elizabeth Gurley, Rebel Girl: An Autobiography,
      My First Life (1906-1926)
      , International Publishers, New-york, 1973
    • Philip S. Foner, The Case of Joe Hill, International Publishers, 1965
    • William D. Haywood, The Autobiography of William D. Haywood,
      International Publishers, 1929
    • Huntington Family Association, The Huntington Family In America, 1915
    • Kenneth Lougee, Pie in the Sky, iUniverse, Bloomington, 2011
    • Dean Nolan and Fred Thompson, Joe Hill: IWW Songwriter, IWW, 1979
    • Franklin Rosemont, Joe Hill, Charles H. Kerr Publishing Company, Chicago, 2002.
    • Gibbs Smith, Joe Hill, Gibbs Smith Publisher, Salt Lake City, 1969
    • Barrie Stavis, The man who never died: a play about Joe Hill: with notes on Joe Hill and his times, Haven Press, New York, 1954
  • Presse, revues
    • Deseret Evening News, quotidien du soir (DEN)
    • Goodwin’s Weekly, hebdomadaire culturel (Gwn-Wky)
    • Harvard Law Review, Vol. 34, No. 7 (May, 1921)
    • Inter-Mountain Republican, quotidien du matin (IMR)
    • International Socialist Review, mensuel (ISR)
    • Ogden Standard, quotidien du soir (OgdS)
    • Salt Lake Herald-Republican, quotidien du matin (SLHR)
    • Salt Lake Tribune, quotidien du matin (SLT)
    • Salt Lake Evening Telegram, quotidien du soir (SLTgm)
    • Solidarity, hebdomadaire (Sol.)
    • Utah Historical Quaterly (UHQ)

Gwn-Wky, IMR, OgdS, SLHR, SLT, SLTgm : Utah Digital Newspapers
DEN : Archives Google News
ISR, Sol. : Marxists Internet Archive

  • Archives publiques